JERÔME DUVAL

Journaliste

Wednesday, 22 January 2025

De la monnaie coloniale à la néolibérale

De la monnaie coloniale à la néolibérale

Ndongo Samba Sylla. Cc Wikipedia

Entre le franc CFA et l’«éco», qui pourrait remplacer la devise coloniale en Afrique de l’Ouest, l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla ne voit guère de progrès.

Fin 2019, alors que le projet de monnaie unique baptisée «éco» est en discussion au sein des quinze pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), le président français, Emmanuel Macron, et son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, tentent d’étouffer les critiques devenues virulentes envers le franc CFA et l’héritage qu’il porte de la période coloniale. Coupant l’herbe sous le pied de la CEDEAO et suscitant de vives réactions, ils annoncent une réforme «historique» du franc CFA qu’ils décident également de renommer «éco».

Trois ans plus tard, aucune des deux réformes n’a réellement avancé, mais la sortie de la crise du Covid pourrait inciter les pays membres de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) – Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo – à aller de l’avant. Une perspective qui n’emballe pourtant pas le spécialiste critique du franc CFA Ndongo Samba Sylla.

Certes, l’économiste sénégalais, rencontré fin septembre à Genève, où il participait à une table ronde de Swissaid, admet que le franc CFA, dominé par le Trésor français, maintient la région sous une tutelle. Mais selon lui, la mise en place d’une réelle alternative impliquerait de pousser la critique plus loin et de s’assurer d’une rupture à la fois avec le legs colonial et avec le schéma néolibéral dans lequel s’inscrirait le projet de nouvelle monnaie régionale.

Critères non adaptés

Le chercheur en économie du développement, actuellement en poste à Dakar au bureau ouest-africain de la Fondation Rosa Luxembourg, relève qu’aujourd’hui les devises répondent encore très largement au principe «un Etat, une monnaie», l’union monétaire étant l’exception. D’après ses calculs, 41 pays sur les 190 membres du FMI, soit moins de 7% de la population mondiale, font partie d’une des quatre unions monétaires subsistant: les deux blocs CFA (UEMEA en Afrique de l’Ouest et CEMAC en Afrique centrale), l’Eastern Caribbean Currency Union (ECCU) et la zone euro. Seule cette dernière n’est pas d’origine coloniale. Quant aux autres devises mises naguère en place par les métropoles (zone sterling, belge, peseta, escudo), elles ont toutes été démantelées avec les indépendances, rappelle-t-il.

Ndongo Samba Sylla soutient qu’avec des critères d’adhésion inspirés de ceux de l’euro (ratios d’inflation, niveau de dette et de déficit publics), il est peu probable que l’éco de la ­CEDEAO voie le jour. «Ce cadre est arbitraire, non adapté aux économies tributaires des cours des matières premières et ne repose sur aucune théorie économique valide, poursuit-il. Quand vous reprenez des critères des pays industrialisés pour les adapter aux pays non industrialisés, cela ne fonctionne pas.»

Evoluer dans une union monétaire, d’origine coloniale ou non, prive d’après lui les Etats membres de marges de manœuvre budgétaires, voire de leur solvabilité financière.

«L’arrangement monétaire de la zone euro et celle des deux blocs CFA permet de partager la même monnaie au niveau supranational mais de conserver les pouvoirs budgétaires au niveau national. Les gouvernements de pays membres de telles unions n’ont souvent pas le contrôle de la banque centrale communautaire et peuvent donc devenir insolvables.» «En rejoignant l’euro, juge Ndongo Samba Sylla, des pays comme l’Italie sont devenus l’équivalent d’un Etat américain tel que la Louisiane mais sans le bénéfice d’un Trésor fédéral qui peut opérer des transferts fiscaux.»

Souveraineté monétaire

En revanche, l’économiste sénégalais, coauteur en 2018 avec Fanny Pigeaud de L’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, argumente qu’un gouvernement qui bat sa propre monnaie, décide de ne pas l’arrimer à une autre, prélève les impôts et les taxes dans sa monnaie et n’a pas de dette importante en devises étrangères, n’a pas de contrainte financière intrinsèque. Sa banque centrale demeure sous son contrôle et peut toujours financer ses besoins dans la monnaie nationale.

Pour l’illustrer, il cite l’exemple de la dette publique du Japon qui atteignait 250% du PIB avant la pandémie. Mais, l’archipel disposant de sa propre monnaie nationale, les taux d’intérêts sont restés proches de zéro, il y avait un quasi-plein emploi avec une faible inflation. A l’opposé de la situation de la Grèce qui ne disposait plus de sa monnaie ni de sa banque centrale. Ndongo Samba Sylla déplore que la monnaie ne soit pas utilisée dans une perspective bénéfique aux populations parce que, soutient-il, «le logiciel en vigueur dans des banques centrales censées être indépendantes est foncièrement néolibéral».

Dès lors, l’économiste sénégalais s’inscrit en faux contre les thèses de ses homologues, notamment panafricanistes, qui estiment que des pays unis dans de grands blocs monétaires seraient plus souverains, car mieux armés pour résister aux attaques spéculatives et à la dépréciation de leur monnaie.

Politique commune

Pour lui, l’union monétaire ne se justifie que si elle est précédée de la mise en place d’un Etat fédéral. Autrement, elle risque d’être bancale et de ne pas tenir compte des spécificités des pays membres ni des asymétries entre eux. «Qu’est-ce qui justifie, dans le cadre d’une monnaie éco, qu’un des pays les plus pauvres au monde comme le Niger ait le même taux de change vis-à-vis de l’euro qu’un pays comme le Nigéria, producteur et exportateur de pétrole, avec ses 200 millions d’habitants, alors qu’ils n’ont pas le même rythme de développement ni ne sont soumis aux mêmes conjonctures économiques?»

Au final, passer du CFA à l’éco, ce serait «tomber de Charybde en Scylla, ou sortir d’une monnaie coloniale pour adhérer à une monnaie néolibérale, alors qu’il faudrait une monnaie souveraine au service des peuples».

Sans exclure l’avènement d’un Etat fédéral, Ndongo Samba Sylla plaide en attendant pour un système de monnaies nationales solidaires, avec un système de paiements et de règlement communs, une collectivisation d’une partie des réserves de change, et des politiques communes de souveraineté alimentaire et énergétique.



La monnaie et la souveraineté

Pour les uns, elle constitue une obsession à accumuler toujours davantage, pour beaucoup d’autres elle contraint à travailler pour tenter de survivre. La monnaie détermine la condition de vie des êtres humains et des peuples. Mais sait-on vraiment ce qu’elle est, connaissons-nous sa fonction? Quel rôle joue-t-elle dans l’inégalité des échanges commerciaux internationaux? Tant de questions complexes auxquelles tente de répondre le livre La monnaie. Du pouvoir de la finance à la souveraineté des peuples1, publié cette année par le Centre Europe tiers monde (CETIM) à l’intention du grand public. L’auteur, Rémy Herrera, économiste français et chercheur au CNRS, invite à parcourir la mise en place et l’utilisation de ces outils monétaires aux quatre coins du monde afin d’en approfondir les aspects économiques, historiques et géopolitiques.

De la suprématie hégémonique du dollar étasunien à son adversaire de taille, le yuan chinois, en passant par la camisole de l’euro, le franc CFA (lire ci-dessus), le peso cubain ou les cryptomonnaies, M. Herrera passe en revue l’évolution du système mondial capitaliste au prisme de chacune de ces monnaies. Il pousse la réflexion, parsemée de multiples citations historiques, sur cet outil de concentration des richesses, mais dresse également des alternatives capables d’en faire un instrument de pouvoir et de souveraineté financière au service des peuples. Car, si elle est pensée la plupart du temps pour faire fructifier le capital, la monnaie peut se révéler un puissant levier d’émancipation si la société qui la détient exerce sur la politique monétaire un contrôle public, participatif et démocratique, estime-t-il.

Deux importantes annexes viennent s’ajouter au livre, en plus d’un index géographique et d’un glossaire indispensable aux non-économistes: une compilation synthétique des théories monétaires et une chronologie des évènements relatifs à la monnaie dans le monde. «Lénine aurait déclaré que le meilleur moyen de détruire le système capitaliste est d’altérer la monnaie», affirmait John Maynard Keynes en 1919. Encore faut-il en comprendre l’ordre existant. C’est à cette immense tâche que s’attelle la publication du CETIM.

Source : Le Courrier

Share your comment :