JERÔME DUVAL

Journaliste

Wednesday, 22 January 2025

Salvador. Répression sous état d’urgence

Salvador. Répression sous état d’urgence

Manifestation, 15 septembre 2022. Salvador.

Sonia Urrutia, représentante du mouvement social salvadorien, dénonce les atteintes aux droits humains du régime, aggravées par l’état d’urgence mis en place pour lutter contre les gangs.

Le mouvement social salvadorien paie cher la guerre contre les «maras», ces gangs tout-puissants liés au narcotrafic. Si la chute du nombre d’homicides renforce la popularité du président, Nayib Bukele, les effets collatéraux de sa politique répressive et antisociale, entre arrestations et disparitions, pourraient à la longue, se retourner contre lui.

Mais dans l’immédiat, l’accaparement du pouvoir entre ses mains amenuise cette hypothèse. En septembre 2021, bien que la Constitution le lui interdise, la Cour suprême, composée de fidèles du régime après la révocation de plusieurs juges par l’Assemblée législative, a autorisé sa candidature à un second mandat en 2024.

Face à la concentration du pouvoir, le mouvement social a opté pour l’union des forces, rapporte Sonia Urrutia, syndicaliste dans le transport et dirigeante du Bloc de résistance et rébellion populaire (BRP). Le Courrier l’a rencontrée lors de son passage à Genève à la mi-septembre.

Vous accusez le président de ne pas respecter les droits humains. Que lui reprochez-vous ?

Sonia Urrutia: La politique de répression s’abat sans discernement, elle n’épargne pas la population au-delà des gangs visés. Beaucoup d’étudiants et travailleurs, issus des mêmes quartiers populaires que les «maras», sont arbitrairement incarcérés. Des innocents battus ou violés meurent à l’intérieur de prisons surpeuplées dans des conditions inhumaines. L’accès aux médicaments leur est refusé. Bukele veut cacher cette réalité.

Les institutions ne jouent-elles pas leur rôle de garantes de l’Etat de droit ?

Depuis que Nayib Bukele a accédé à la présidence du Salvador en juin 2019, il viole les droits constitutionnels et l’ordre juridique du pays. Il muselle petit à petit les espaces démocratiques au sein des institutions.

Bukele a licencié arbitrairement près de 14’000 fonctionnaires depuis sa prise de fonction qu’il a remplacés par des fidèles du régime. La destitution du procureur général de la République et d’autres juges sans motifs apparents, et la nomination de remplaçants à son service, empêche d’accéder à toute instance pour dénoncer les violations de droits humains. L’institut qui garantit aux citoyens l’accès à l’information publique1 est contrôlé par Bukele et les statistiques qui permettraient de connaître la quantité d’arrestations arbitraires ou les décès en garde à vue ne sont plus disponibles. Nous ne savons pas où chercher les données officielles.

Les organisations de défense des droits humains au Salvador restent silencieuses, tenaillées par la peur. La presse demeure soumise au régime et des journalistes sollicitent l’asile politique à l’étranger pour fuir la persécution.

Enfin, le gouvernement a réprimé les luttes populaires de 2021 à coup de décrets qui interdisent les manifestations.

Selon vous, la population pauvre pâtit de la politique du gouvernement au profit des classes les plus aisées. Pouvez-vous expliquer ?

Bukele s’est allié aux secteurs conservateurs. Il gouverne avec l’appui de l’oligarchie du pays composée de cinq entrepreneurs et du millionnaire Roberto Kriete2.

La loi Bitcoin – qui fait de la cryptomonnaie une monnaie officielle du pays – a été imposée en septembre 2021 sans que la population ne soit consultée. Elle n’a servi qu’à encourager le blanchiment des millions soustraits aux arcanes de l’Etat.

« Bukele gouverne avec l’appui de l’oligarchie du pays »

Sonia Urrutia

Durant sa campagne, Bukele avait promis de faire payer ceux qui gagnaient plus, mais rien n’a été réalisé de ce qu’il avait proclamé. En revanche, il a retiré quinze programmes sociaux qui bénéficiaient aux secteurs les plus pauvres de la population, approuvés durant les dix années (2009-2019) de pouvoir du Front Farabundo Martí pour la libération nationale (FLMN, ex-guérilla de gauche). Bukele a une dette envers les secteurs à faibles revenus qui affrontent l’inflation la plus élevée depuis 1996 (6% en 2021), car ce sont toujours les pauvres et les salariés qui payent les impôts. De plus, le gouvernement n’a pas transféré les 10% des ressources de l’Etat aux municipalités comme le spécifie la loi Fodes (Fonds pour le développement économique et social des municipalités du Salvador). En conséquence, les mairies ne peuvent assumer le salaire des employés qui sont contraints de réduire leur temps de travail sans pouvoir accomplir leurs missions.

Quel regard portez-vous sur le FMLN, sachant que Bukele y a débuté sa carrière avant d’en être exclu en 2017 ?

Pour nous, le FLMN était un mouvement porteur d’espoir après avoir tant lutté aux côtés de la population pour son émancipation. Maintenant, ce n’est plus le cas. Nous pensons même que Bukele pourrait avoir infiltré son ancienne organisation. Nous ne comprenons pas qu’une personne issue du FLMN, instruite avec des principes de gauche, puisse faire tant de mal au peuple salvadorien.

Quelles sont les perspectives pour le mouvement social ?

Notre coalition, le Bloc de résistance et rébellion populaire, regroupe 34 organisations de différents secteurs: féministes autonomes, jeunesse antifasciste, organisations syndicales, coopératives… Nous ne nous présentons pas aux élections mais voulons les influencer et faire élire des représentants du mouvement social. Nous avons récemment appelé toutes les forces révolutionnaires, démocratiques et progressistes à créer un front large et uni du mouvement populaire pour la mise en place d’un gouvernement de «salut national». Nous voulons initier un dialogue de sortie de crise avec un agenda commun pour le peuple salvadorien. Il faut rétablir et approfondir le cadre démocratique dans l’esprit des accords de paix de 1992 qui mirent fin à la guerre civile [initiée en 1979].

Malgré le fait que le ministre du Travail, Rolando Castro, ait qualifié les organisations sociales et populaires de soutiens financiers des gangs, ou faisant partie des structures criminelles, elles sont descendues dans la rue le 1er mai pour dénoncer les atteintes aux droits humains et aux droits du travail. Le 15 septembre, plus de 10 000 personnes ont répondu à notre appel et manifesté pour s’opposer à la réélection du président et à l’état d’urgence qui renforce son projet autoritaire. La hausse du coût de la vie dans un pays où l’emploi fait défaut et où l’exil augmente suscite un mécontentement grandissant qui ne manquera pas de mobiliser.

Source : Le Courrier

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