JERÔME DUVAL

Journaliste

Wednesday, 22 January 2025

Le luxe s’envole

Le luxe s’envole

Le yacht "Eclipse" (162,5 m), construit pour le milliardaire russe Roman Abramovitch. Nassau, 2011.

Jets et superyachts se vendent comme jamais, symptômes d’un accaparement massif des richesses.

A Hong Kong, depuis quelques mois, le ballet des jets est incessant. Lassé·es des sévères mesures anti-Covid, ses riches habitant·es s’échappent par les airs. Surtout: c’est l’unique échappatoire pour qui veut exfiltrer son animal domestique. Un réflexe qui en dit long sur la banalisation de l’aviation privée. En Chine, une centaine d’appareils à réaction trouvent preneurs chaque année. Mais le phénomène est global. Quelque 3,3 millions de vols ont été effectués par les jets d’affaires dans le monde entier en 2021, soit le plus grand nombre jamais enregistré pour une seule année et 7% de plus que le précédent point culminant en 20191.

C’est que la clientèle potentielle ne cesse de croître. Selon Oxfam, un nouveau milliardaire apparaît toutes les vingt-six heures depuis le début de la pandémie. A l’instar des autres industries du luxe qui accompagnent cette élite, l’aviation privée mais aussi les armateurs de superyachts sont portés par l’euphorie boursière. Profitant de l’envolée de leur patrimoine, les très riches veulent s’adonner aux loisirs les plus onéreux.

Pandémie de riches

La pandémie a même donné un sérieux coup de pouce. Lorsqu’au printemps 2020 les aéroports ferment leurs portes aux vols commerciaux traditionnels et low cost, leurs pistes restent ouvertes aux vols privés. Pour une frange de la population, c’est l’opportunité de passer au-dessus de frontières plus ou moins fermées depuis lors. Sur la Côte d’Azur, les rotations de jets en provenance d’aéroports russes sont intenses tout au long de l’été 2020 pour satisfaire une clientèle fortunée venue se prélasser dans ses demeures secondaires.

D’après un article paru dans le quotidien Le Monde, malgré un ralentissement inévitable dû à la crise, les vols privés ont très rapidement retrouvé leur essor, «opérant un quart de leurs vols habituels au 15 avril, en plein confinement, puis la moitié au 15 mai, alors que les restrictions de déplacement n’ont été levées que deux semaines plus tard». Mieux, à la fin de l’année, l’aviation privée aura largement effacé les pertes enregistrées au tout début de la crise sanitaire.

Et la croissance s’est poursuivie l’an dernier. Chez VistaJet, l’un des leaders mondiaux du secteur, «le nombre de clients a connu une croissance de 50% sur un an», se félicitait-on en novembre dernier dans Capital. La compagnie, créée en 2004 avec trente appareils, en comptera une centaine à la fin de 2022.

Logiquement, les commandes de jets privés ont aussi afflué auprès des constructeurs. Au troisième trimestre 2021, les livraisons de jets d’affaires avaient bondi de presque 16% par rapport à l’année précédente. Le français Dassault Aviation a fait encore mieux, ayant reçu commande de cinquante et un Falcon contre quinze en 2020.

En bout de chaîne, les infrastructures s’agitent à leur tour. L’aérodrome français des Artigues-de-Lussac, destiné à l’aviation d’affaires au cœur du vignoble de Saint-Emilion, a décidé d’aménager sa piste de façon à accueillir quatre cents jets par an contre cent actuellement. Non sans soulever des résistances.

Luxe offshore

Au large des côtes, la sécession des plus riches se fait à bord de superyachts de plus de 30 mètres de long. Selon un rapport de la société de données maritimes VesselsValue, 887 de ces immenses bateaux de plaisance ont été vendus en 2021, soit 77% de plus qu’en 2020 et plus du double par rapport à 2019. Les ventes enregistrées lors de cette année record représentent plus de 6 milliards d’euros. Depuis 1988, le nombre de superyachts a été multiplié par six.

Et la spirale s’accélère. «Malgré quelques hésitations initiales en 2020 lorsque le Covid-19 a frappé, l’industrie des superyachts a largement surmonté la pandémie pour enregistrer une troisième année de croissance constante du carnet de commandes», précisent les auteurs du rapport Global Order Book 2022. Comme après la crise financière de 2008, les carnets de commandes débordent: 1024 projets sont en construction ou en commande pour 2022, en augmentation de 24,7%. Mis bout à bout, ce ne sont pas moins de 40 kilomètres de superyachts qui seront construits, lancés et livrés d’ici à 2026!

C’est moi qui ai le plus grand

Les dépenses astronomiques qu’implique le fonctionnement d’une telle flotte (carburant, personnel, emplacement au port, assurance, etc), sont alimentées par une compétition entre ultra riches sur fond de mensurations, à celui qui aura le plus long. Très attendu, le plus grand yacht à voile du monde est en construction par plus de quatre cents ouvriers et designers sur le chantier naval Oceanco aux Pays-Bas. Commandé par le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, pour un coût estimé à 500 millions de dollars, l’immense trois-mâts mesurera 127 mètres, plus long qu’un terrain de football.

Ce record devrait toutefois tomber face aux 182,9 mètres du REV Ocean, dont la livraison est reportée à 2024 en raison de problèmes techniques dus à son poids colossal. Puis suivra le Somnio (rêve en latin), censé atteindre les 221 mètres de long pour 600 millions de dollars…

Une surenchère à la conséquence inévitable: la taille des navires rend désormais certains ports les plus prisés ou certaines voies d’eau inaccessibles. Ainsi, le trois-mâts de l’ex-PDG d’Amazon, construit en amont de Rotterdam, ne pourra rejoindre l’océan sans le démontage du pont Koningshavenbrug. Un monument historique, chéri sous le nom de De Hef par les habitant·es, qui date de 1878 et avait été réhabilité après la Seconde Guerre mondiale.

L’affaire qui fait grand bruit aura au moins le mérite d’attirer le regard sur cette dérive. Piste pour hélicoptère, piscine à débordement, cave à vin, salle de sport ou discothèque avec vue sur fond marin… le luxe à bord de ces navires est en effet aussi extravagant que soigneusement tenu à l’abri des regards indiscrets. Car, comme le confiait l’ex-avocat d’affaires Bill Duker sur son yacht de 70 mètres (qui appartient désormais au roi du Maroc Mohammed VI): «Si le reste du monde apprend ce que c’est que de vivre sur un yacht comme celui-ci, on va ressortir la guillotine.»


Un désastre écologique

Les superyachts et les jets privés ne sont que l’expression la plus visible d’un phénomène connu: l’empreinte carbone due à la consommation par habitant·e des 1% les plus riches est actuellement plus de cent fois plus élevée que celle des 50% les plus pauvres de l’humanité, selon Oxfam.

L’empreinte carbone par habitant·e des 1% les plus riches est actuellement plus de cent fois plus élevée que celle des 50% les plus pauvres

L’incohérence du mode de vie des ultra riches était apparue avec force lorsque de très nombreuses personnalités s’étaient rendues à la Conférence internationale pour le climat, la COP26 à Glasgow… en avion privé. De quoi rejeter dans l’atmosphère environ 13 000 tonnes de CO2, soit l’équivalent de ce que produisent 1600 Ecossais·es en une année, selon le Daily Record. En effet, en seulement une heure, un jet privé peut émettre deux tonnes de CO2. D’après un rapport de Transport & Environment, ces appareils qui transportent entre quatre et cinq personnes en moyenne «sont cinq à quatorze fois plus polluants que les avions commerciaux [par passager], et cinquante fois plus polluants que les trains».

Et ces émissions de CO2 sont en forte croissance. L’étude constate que celles des jets privés européens a explosé ces dernières années, avec une augmentation de 31% entre 2005 et 2019, contre 25% pour l’aviation commerciale.

Quand à l’impact écologique des superyachts – les plus gros contributeurs de l’empreinte carbone des milliardaires –, qui peuvent consommer jusqu’à 2000 litres de carburant à l’heure, il donne le vertige. Propriété du président des Emirats arabes unis, l’Azzam de 180 mètres de long dispose d’un réservoir d’un million de litres de carburant pour abreuver ses 94 000 chevaux de moteur. Pour le yacht dénommé A du Russe Andreï Melnitchenko, il faut environ 1,4 million de dollars pour faire le plein de 750 000 litres.

Une étude parue en 2019 affirme que chaque année, les trois cents plus grands yachts émettent à eux seuls plus de 285 000 tonnes de dioxyde de carbone, autant de CO2 que les 10 millions d’habitant·es du Burundi.

Source : Le Courrier

Notes

1 . Selon le Global Market Tracker de WingX.

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