Derrière le succès des « prêts garantis par l’État », une bonne affaire pour les grandes banques
par Hélène Crouzillat, Jérôme Duval 18 mai 2021
Grâce aux prêts garantis par l’État, des milliers d’entreprises sont aidées pour affronter la crise sanitaire. Mais en laissant les grandes banques privées au centre du dispositif, les pouvoirs publics continuent de favoriser la financiarisation.
136 milliards d’euros. C’est le montant engagé à ce jour sous forme de prêts garantis par l’État (PGE) en soutien à l’économie réelle, chamboulée par la crise sanitaire. Une somme colossale accordée, via les banques commerciales, à plus de 670 000 entreprises, allant de micro-sociétés à des grands groupes comme Renault, Air France ou l’armateur CMA-CGM.
Cette flopée de prêts, délivrés presque sans aucune condition sociale, fiscale ou environnementale, n’est pas accordée à taux négatif comme ceux dont bénéficient les banques elles-mêmes. Si la garantie en cas d’insolvabilité incombe à l’État, les banquiers jouissent des intérêts… en toute sécurité, puisque le risque est assumé in fine par les contribuables.
Surtout, derrière le succès apparent des PGE, des choix politiques lourds ont été pris – notamment celui d’abandonner le sauvetage de l’économie aux mains du secteur financier, dont la responsabilité des crises antérieures a maintes fois été démontrée. Cette délégation prive les pouvoirs publics d’autres leviers d’actions et de la possibilité d’impulser un changement de direction écologique et social. Abreuvés d’argent, les grands groupes n’ont plus besoin de solliciter leurs actionnaires qui évitent ainsi de mettre la main à la poche, pourtant bien garnie.
Un « pont aérien de cash » pour les entreprises
La veille du premier confinement, le président de la République, annonce un gigantesque programme de prêts aux entreprises, dit prêt garanti par l’État (PGE), pour palier la baisse d’activité et répondre aux besoins de trésorerie des acteurs économiques. En moins de 72 heures, le ministère de l’Économie et des Finances (la direction générale du Trésor), la banque publique d’investissement Bpifrance (contrôlée par l’État) et la Fédération bancaire française (FBF) se coordonnent pour définir les règles du jeu et créer une plateforme dédiée [1].
Le principe est simple : l’État garantit jusqu’à 300 milliards d’euros, soit 15 % du PIB, de prêts que consentent les banques aux entreprises, d’abord jusqu’au 30 juin 2021, puis jusqu’à la fin de l’année 2021. Ce faisant, l’État se porte garant des remboursements à effectuer auprès des banques au cas où l’entreprise se retrouverait dans l’incapacité de les honorer. Ce programme d’emprunt, censé éviter des faillites, est présenté comme un véritable « pont aérien de cash » selon le directeur général de Bpifrance Nicolas Dufourcq. S’il est totalement inédit par son ampleur, il ne l’est pas dans son procédé. Un dispositif similaire de prêts garanti par l’État avait été expérimenté à la suite de la crise financière de 2008, et doté d’une enveloppe de 5,3 milliards d’euros de garanties. 21 000 entreprises en avaient alors bénéficié. Sans commune mesure, le dispositif actuel porte la logique d’injection de cash dans l’économie à une échelle largement supérieure.
Il trouve très vite preneur. Pour de nombreuses entreprises malmenées par la crise, la possibilité de disposer de liquidités à court terme se révèle salvatrice. Dès le 15 avril 2020, elles sont plus de 150 000 à avoir reçu un pré-accord, pour un total de 22 milliards d’euros . Les banques auscultent scrupuleusement les dossiers qui arrivent en masse. Si certaines rechignent à prêter à des entreprises peu solvables – le taux de refus s’établit à 2,7 % fin juillet 2020 selon la Fédération française bancaire –, la grande majorité des dossiers est acceptée. « Les banques sont et seront là ! », « il y en aura pour tout le monde. (…) Nous ne prendrons pas de marge », assure Frédéric Oudéa, président de la Fédération bancaire française et patron de la Société générale [2].
Au 23 avril 2021, on atteint les 136 milliards d’euros de prêts accordés par les banques à plus de 670 000 entreprises. Les PME sont les plus nombreuses à en bénéficier, et ce n’est que juste retour des choses, puisqu’elles sont d’ordinaire plutôt boudées par les banques. Quelques grandes entreprises avec un chiffre d’affaires de plus de 1,5 milliards d’euros y prétendent également. Leur dossier est instruit par la Direction générale du Trésor avant d’atterrir directement sur le bureau du ministre de l’Économie et des Finances qui, in fine, appose la signature attendue pour validation du prêt. Outre les cas de Renault et Air France qui ont fait la une des médias, d’autres grands noms ont bénéficié du dispositif : Fnac-Darty, l’armateur CMA-CGM, Castorama ou encore le loueur de véhicules Europcar.
Les coûts cachés des PGE
Le succès du PGE, manifeste par son ampleur, réserve cependant quelques surprises. Tout d’abord, la garantie de l’État n’est pas gratuite. Supportée par les entreprises aidées, son coût s’élève à 0,50 % du montant emprunté pour celles qui ont plus de 250 salariés et réalisent plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaire. Mais le taux augmente suivant la durée du prêt, jusqu’à 2 % dès la 4e année et jusqu’à 1 % pour les entreprises de moindre taille. Or, comme le souligne Nicolas Dufourcq, directeur de Bpifrance, qui récolte pour l’État les intérêts sur la garantie, les prêts seront probablement de longue durée : « Le PGE bénéficie d’une option de reconduction au bout d’un an sur deux, trois, ou cinq ans et pouvant aller jusqu’à six ans. Je pense qu’il faut s’inscrire dans la durée pour le remboursement de ces prêts, et ce d’autant plus que les taux sont faibles. » [3] Cette taxe n’est pas non plus progressive. Renault, qui prétend au PGE avec 55 milliards de chiffres d’affaires en 2019, ou également Air France avec 27,2 milliards de chiffre d’affaires paient la garantie de l’État au même taux qu’une entreprise de 250 salariés avec 50 millions de chiffres d’affaire.
Au coût de la garantie de l’État s’ajoutent les frais et intérêts demandés par les banques. Si ces dernières se sont engagées à octroyer les PGE « à prix coûtant », les intérêts peuvent être modifiés après la première année. En effet, la structure du prêt implique un « différé d’amortissement » de 12 mois minimum. Autrement dit, les entreprises ne paient les intérêts et le capital de l’emprunt qu’au terme d’une année. Dans le cas où elles sont dans l’incapacité de rembourser dans ces délais, elles peuvent étaler leur emprunt sur les cinq années suivantes, mais cet « amortissement » fait l’objet d’une nouvelle contractualisation. Logiquement, plus l’emprunt est long, plus les intérêts sont élevés. Cependant, aucune fourchette du prix à payer pour les intérêts n’est gravée dans le marbre. À Bpifrance, on table simplement sur l’engagement des banques à respecter un « prix coûtant », sans plus de visibilité sur la nature contractuelle des emprunts entre les banques et les entreprises.
Les temps étant particulièrement incertains, il est toutefois probable que bon nombre d’entreprises ne parviennent à reconstituer leurs trésoreries dans les 12 mois. Bpifrance comme les banques n’y trouveront sans doute rien à redire pour la simple raison qu’elles verront augmenter leurs intérêts sur la garantie et le capital de l’emprunt. Sans parler du fait que les PGE peuvent être indexés sur un autre taux dit variable comme l’Euribor (Euro Interbank Offered Rate), un taux d’échange de référence auquel les grandes banques se prêtent entre elles. Ce taux est actuellement négatif, mais étant soumis à variation, il n’est pas impossible que celui-ci augmente dans l’avenir.
Enfin, d’autres pénalités ne sont pas à exclure comme l’explique un entrepreneur qui a finalement renoncé à bénéficier d’un PGE, sa banque s’étant dotée contractuellement de la possibilité d’aller puiser directement dans la trésorerie de l’entreprise, en cas de retard de paiement.
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